Cas pratique 2 – Obligation de non ingérence
Problème de droit : ce cas porte sur le point de savoir si le client d’une banque peut engager la responsabilité civile pour faute de sa banque en rapport à un investissement frauduleux dans des cryptomonnaies l’ayant conduit à appauvrir l’un de ses comptes.
- Rappel des faits
L’affaire porte sur des opérations de paiement effectuées par le biais de virements, à des fins d’investissement dans des cryptomonnaies.
Victime d’une escroquerie, Monsieur Roland cherche à obtenir le remboursement des sommes investies auprès de sa banque.
Nous renvoyons aux faits exposés de manière assez claire dans le cas.
- Droit applicable
En application de l’article 9 du Code de procédure civile, « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Ainsi, il appartient au demandeur d’établir le bien-fondé de ses demandes, en fournissant, conformément aux règles de droit, les preuves nécessaires au succès de ses prétentions.
Selon l’article L. 133-6, I, alinéa 1, du Code monétaire et financier, « Une opération de paiement est autorisée si le payeur a donné son consentement à son exécution ».
Le banquier, gestionnaire de compte et établissement de crédit, n’est pas tenu à une obligation de conseil à l’égard de son client, sauf convention contraire.
Toutefois, la chambre commerciale de la Cour de cassation estime que la banque a le devoir d’informer son client sur les risques encourus dans les opérations spéculatives sur les marchés financiers (sur les marchés à terme précisément : Cass. com., 5 nov. 1991, n° 89-18.005, arrêt dit Buon ; v. également, Kilgus N., « La responsabilité contractuelle du PSI : information, conseil et mise en garde », RD bancaire et fin. 2022, dossier 27).
En application du droit commun de la responsabilité contractuelle (C. civ., art. 1231-1), le principe de non-ingérence du banquier dans les affaires de son client est écarté en cas de faute à son obligation de vigilance. Celle-ci porte sur la régularité apparente du fonctionnement d’un compte, son obligation étant appréciée à l’aune de la notion jurisprudentielle « d’anomalie apparente » (Quiquerez A., Droit bancaire, 3e éd., Gualino, coll. Mémentos, 2024, n° 171). Comme l’écrit la doctrine, « Au-delà des opérations passées, le banquier est tenu, dans l’exercice quotidien de sa profession, de rester vigilant et son attention doit demeurer en éveil. Il est ainsi établi de longue date, pour les magistrats, que le principe de non-ingérence laisse subsister la responsabilité du banquier qui accepte d’enregistrer une opération dont l’illicéité ressort d’une « anomalie apparente » » (Lasserre Capdeville J., Storck M., Mignot M., Kovar J.-Ph. et Éreseo N., Droit bancaire, 4e éd., Dalloz, coll. Précis, 2024, n° 280).
Ainsi, dans l’hypothèse d’un virement autorisé, le banquier demeure tenu de contrôler la régularité de l’ordre de virement, afin de déceler toute anomalie apparente, qu’elle soit matérielle ou intellectuelle.
Cette solution est bien ancrée en jurisprudence (pour un paiement par carte : Cass. com., 1er juill. 2003, n° 00-18650 ; pour des chèques : Cass. com., 30 oct. 1984, n° 83-12997 ; Cass. com., 9 févr. 2016, n° 14-22576 ; pour des virements : Cass. com., 4 nov. 2021, n° 19-23368). Il n’y a pas de raison de ne pas l’appliquer aussi en matière d’investissement dans des cryptomonnaies (voir des affaires semblables à l’espèce : TJ Paris, 11 mars 2024, n° 21/13797 ; CA de Douai, 6 juill. 2023, n° 21/06067).
S’il ne lui appartient pas, sauf à porter atteinte à la vie privée du dépositaire des fonds, d’effectuer des recherches ou de réclamer des justifications pour s’assurer que les opérations de son client, dont il n’a pas à rechercher la cause, sont régulières, opportunes et exemptes de danger, le banquier doit néanmoins déceler le caractère manifestement anormal de mouvements de fonds par référence au fonctionnement habituel du compte ou en considération de leur bénéficiaire.
Le fait que les destinataires des fonds, bénéficiaires des virements, soient inscrits sur la liste noire des sociétés et sites internet non autorisés par l’Autorité des marchés financiers (AMF) est parfois pris en considération par le juge (CA Paris, 24 janv. 2024, n° 22/04668). Pourtant, dans la mesure où les IBAN des sociétés ne sont pas communiqués par l’AMF, les banques ne semblent pas en mesure d’identifier et de bloquer les opérations frauduleuses. De plus, cette liste noire ne répertorie pas, pour l’investissement dans des cryptoactifs, des personnes physiques ou morales mais des adresses « url ».
En revanche, ne sont pas des anomalies apparentes appelant une vigilance particulière de la banque des opérations de virement couvertes par un solde créditeur, exécutées vers des comptes tenus par des banques de l’UE (CA Paris, 24 mai 2023, n° 21/14490).
La cour d’appel de Toulouse a clairement énoncé que « comme le soutient justement la banque, elle est tenue par un devoir de non-immixtion dans les affaires de ses clients qui lui interdit de s’interroger sur l’opportunité des mouvements bancaires réalisés. Elle n’a ainsi, en principe, pas à effectuer de recherches ou à réclamer à son client de justifications dans le seul but de s’assurer que les opérations demandées sont régulières et non périlleuses pour lui. Ce devoir cède cependant, en vertu de son obligation générale de vigilance fondée sur le droit commun de la responsabilité, en présence d’anomalies apparentes qui doivent amener l’établissement à procéder à des vérifications complémentaires, voire dans des cas très spécifiques à refuser son concours. L’anomalie apparente peut être matérielle et ressortir des mentions portées sur les actes eux-mêmes, ou intellectuelle, et ressortir d’éléments extrinsèques à ceux-ci, tels la nature des opérations effectuées, leur contexte ou le fonctionnement inhabituel du compte » (CA Toulouse, 17 sept. 2024, n° 22/03257).
Bien que la jurisprudence le mette rarement en valeur, cette obligation générale de vigilance est une simple obligation de moyens. En effet, la banque est tenue de prendre les mesures adaptées pour qu’aucun préjudice ne soit subi par son client, de telles mesures pouvant notamment consister à refuser d’exécuter l’opération ou à l’annuler (en ce sens : CA Douai, 6 juin 2024, n° 22/03377).
Ces anormalités ne doivent pas échapper à un « banquier normalement diligent » (Cass. com., 25 sept. 2019, n° 18-10.852), autrement dit à un « employé de banque normalement diligent (Cass. com., 30 août 2023, n° 22-11.350).
Certaines décisions de juges du fond sont particulièrement sévères à l’égard des banques. Par exemple, relativement à des investissements dans l’acquisition de diamants via des plateformes en ligne frauduleuses, le tribunal judiciaire de Lyon a jugé qu’une banque avait manqué à son devoir de vigilance en n’alertant pas son client des risques liés aux virements effectués vers des bénéficiaires figurant sur la liste noire de l’AMF, et a condamné la banque à payer 16 000 euros de dommages-intérêts pour la perte de chance causée par le défaut de vigilance au regard du fonctionnement inhabituel de son compte bancaire (TJ Lyon, 13 mai 2022, n° 11-18-004250). Une décision similaire a été rendue par le tribunal judiciaire de Paris, jugeant que « la banque avait connaissance du caractère potentiellement frauduleux du destinataire des virements ce qui justifiait de mener des investigations complémentaires et d’alerter son client » (TJ Paris, 3 juill. 2024, n° 22/14285). De même, le tribunal judiciaire de La Rochelle a décidé qu’une banque, sur qui reposait la charge de la preuve, ne produisait « aucun élément démontrant qu’elle a questionné Madame Y sur les opérations effectuées, dont le caractère anormal était apparent et qu’elle l’a alertée du risque d’escroquerie, de sorte qu’il est établi qu’elle a manqué à ses obligations contractuelles » (TJ La Rochelle, 6 déc. 2022, n° 22/00309).
Pour autant, la négligence de la banque doit être solidement argumentée. Le client ne peut, pour reprendre une expression empruntée à la cour d’appel de Paris, « faire peser le poids de ses propres fautes sur les épaules de sa banque, et ce dans le seul objectif d’obtenir le remboursement de sommes prétendument escroquées par une société tierce » (CA Paris, 25 oct. 2023, n° 21/21872).
Dans une affaire récente relative à l’achat de « diamants d’investissement », la cour d’appel de Paris a écarté la responsabilité de la banque en raison de l’absence d’anomalie apparente, au regard de ces différents paramètres : ordres de virement sur instructions expresses et détaillées du titulaire du compte, solde du compte demeuré créditeur, pays de destination membres de l’Union européenne et non placés dans des zones à risque particulier (Slovaquie, Hongrie), aucun des bénéficiaires des virements inscrits sur la liste noire dressée par l’AMF (CA Paris, 26 juin 2024, n° 23/03356). Peut aussi être pris en compte le fait que la banque ne connaissait pas l’objet des virements, dont le libellé ne faisait pas apparaître qu’ils étaient destinés au financement d’opérations spéculatives (pour un investissement dans des cryptomonnaies : CA Paris, 2 oct. 2024, n° 22/14631).
La responsabilité de la banque est susceptible d’être couverte en partie par la faute de son client. Conformément au droit commun de la responsabilité, une faute de la victime peut exonérer partiellement la responsabilité de la banque et donc entraîner un partage de responsabilités (par exemple, sur des virements sollicités par des escrocs : CA Grenoble, 9 nov. 2023, n° 22/03433). Dans certaines espèces, il peut même être jugé que le comportement du client peut être la cause exclusive de son préjudice (par exemple, en matière de chèque : Cass. com., 18 sept. 2012, n° 11-21898).
Par ailleurs, les dispositions du Code monétaire et financier relatives aux obligations des banques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, qui soumettent les établissements de crédit à des obligations de vigilance et de déclaration des opérations suspectes, poursuivent un objectif d’intérêt général. Par conséquent, ces dispositions ne peuvent fonder, à les supposer violées, une créance de dommages-intérêts au profit du client de l’établissement déclarant (Cass. com., 21 sept. 2022, n° 21-12335).
En résumé, dans la mesure où la responsabilité civile de la banque envers son client obéit au droit commun de la responsabilité contractuelle, il convient de vérifier si les différentes conditions sont réunies, même si la jurisprudence ne suit pas forcément cette analyse de manière systémique :
- Une faute, consistant en une négligence liée à son obligation de vigilance portant sur les anomalies apparentes ;
- Un préjudice, qui doit être certain et légitime. Il est essentiellement patrimonial dans ce type de litige, mais qui peut aussi être d’ordre extrapatrimonial en raison de souffrances psychologiques endurées à la suite des pertes économiques (impact des procédures de surendettement et de saisies) ;
- Un lien de causalité, deux théories étant classiquement proposées. La théorie de la causalité adéquate impose un tri des causes à l’origine du dommage alors que, selon la théorie de l’équivalence des conditions, tout évènement, sans lequel le dommage ne serait pas advenu, doit être considéré comme cause du dommage. En matière de responsabilité contractuelle, l’article 1231-4 du Code civil dispose que « dans le cas même où l’inexécution du contrat résulte d’une faute lourde ou dolosive, les dommages et intérêts ne comprennent que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution ». Selon la doctrine, en utilisant ces termes, le Code civil semble bien avoir consacré le système de la causalité adéquate et ceci correspond généralement à la position de la jurisprudence (en ce sens : Terré F., Simler Ph., Lequette Y. et Chénedé F., Droit civil. Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. Précis, 2023, n°860 ; Houtcieff D., Droit des contrats, 8e éd., Bruylant, coll. Paradigme, 2023, n° 1049, précisant que « la causalité est appréciée de manière relativement restrictive, dans la mesure où les suites éloignées du dommage ne donnent pas lieu à réparation »). Ce texte issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations n’est applicable qu’aux contrats conclus à partir du 1er octobre 2016. Il souligne l’importance que la jurisprudence donne habituellement à la causalité adéquate. La théorie de l’équivalence des conditions conduit certainement à constater un lien de cause à effet entre l’absence de vigilance de la banque et des virements effectués pour des investissements frauduleux. En revanche, la théorie de la causalité adéquate conduit certainement à considérer que l’activité de la banque n’est pas forcément à l’origine des débits litigieux. Ainsi, la faute de négligence de la victime est susceptible d’être considérée comme la cause exclusive du dommage (à propos d’un démarchage d’escrocs pour investir sur une plateforme de trading : CA Paris, 24 janv. 2024, n° 22/04668, préc.).
- Une absence de faute de la victime, qui serait liée à sa propre négligence. En présence à la fois d’une faute de la banque et d’une faute de son client, il peut y avoir partage de responsabilités.
- Une mise en demeure préalable, c’est-à-dire l’acte par lequel le créancier somme le débiteur d’exécuter son obligation, « à moins que l’exécution ne soit définitive » (art. 1321 du Code civil).
-
- Application
Il n’est pas contesté que Monsieur Roland ait consenti aux virements litigieux. L’affaire ne porte pas sur un cas d’hameçonnage.
- Sur les obligations de conseil et d’information sur les risques
Si Monsieur Roland ne rapporte pas la preuve d’une convention contraire, il ne saurait reprocher à la banque un manquement à ses devoirs d’information et de conseil.
La banque semble étrangère aux opérations financières querellées. Elle ne paraît pas être intervenue comme prestataire pour le conseil ou le service d’investissement en cause. Aucune faute ne pourrait donc lui être reprochée à cet égard.
- Sur l’obligation de vigilance
Tout d’abord, la preuve de la faute ne semble pas évidente.
Certains éléments de fait semblent se caractériser par une absence d’anormalité apparente :
- des opérations réalisées avec le consentement de Monsieur Roland, à l’exclusion, donc de toute fraude en ligne (hameçonnage par exemple) ;
- la destination des fonds à l’international vers une banque située dans un pays de l’Union européenne (Espagne) et non pas dans un pays à risque ;
- des opérations dont le montant est couvert par un solde créditeur.
Cependant, d’autres éléments de fait pourraient être considérés comme anormaux du point de vue d’un banquier normalement diligent :
- des virements d’un montant total important, représentant 60 % de l’épargne de Monsieur Roland ;
- des virements au nombre de cinq, ce qui est assez important. Nous n’avons pas d’informations sur l’étalement dans le temps de ces virements. Si ces virements sont espacés, il pourrait être reproché à la banque de ne pas les avoir bloqués ; si ces virements sont faiblement espacés, ces opérations apparaîtraient alors particulièrement anormales.
Dans la mesure où l’appréciation de l’anomalie apparente relève du pouvoir souverain des juges du fond et où la décision est très casuistique dans ce type de litige, un aléa existe s’agissant de la solution susceptible d’être appliquée. Il serait particulièrement utile de connaître les habitudes de virements de Monsieur Roland afin de savoir si les cinq virements litigieux entraient dans le cadre du fonctionnement habituel de son compte.
Ensuite et en revanche, un préjudice économique existe clairement, au regard du débit litigieux de 250 000 euros sur son compte.
En outre, le lien de causalité n’est pas non plus simple à déterminer, dans la mesure où la faute du client pourrait être considérée comme la cause exclusive du dommage.
Dans l’hypothèse où il y aurait responsabilité de la banque, celle-ci pourrait être partiellement écartée compte tenu de la faute de négligence de Monsieur Roland. Il serait utile d’avoir communication des échanges avec Monsieur Jurand afin d’apprécier sa propre faute. Le juge serait susceptible de prendre en compte le caractère nébuleux de l’investissement proposé par l’escroc, la rentabilité garantie totalement aberrante qui lui a été présentée ou encore le fait qu’il s’est contenté de quelques contacts à distance avec un individu dont il n’a pas vérifié l’identité pour lui confier près de 60 % de son épargne.
Monsieur Roland devrait agir contre Monsieur Jurand, différents fondements étant possibles, sur le plan pénal (escroquerie, démarchage illégal) et civil (responsabilité contractuelle). Cependant, se poseront certainement des difficultés d’identification en raison d’un probable faux nom.
Enfin, la condition de la mise en demeure préalable ne s’applique pas ici. En effet, elle est inutile lorsque le manquement contractuel est irréversible, de sorte que l’avertissement ne peut rien donner, ce qui est le cas en présence d’un virement contesté.
À noter que certaines banques ont comme stratégie préventive de demander à leur client de signer une décharge de responsabilité l’avertissant des risques encourus liés à des virements effectués à des fins d’investissement (CA Lyon, 18 janv. 2024, n° 20/03175).
En conclusion, sous toutes réserves de faits non portés à notre connaissance et de l’appréciation des juges du fond, Monsieur Roland peut tenter d’agir en responsabilité contractuelle contre sa banque en invoquant un manquement à son obligation de vigilance. Toutefois, il est difficile d’apprécier dans quelle mesure la banque aurait failli à cette obligation, dans la mesure où nous manquons d’informations sur les habitudes de virement et d’investissement de Monsieur Roland. La banque invoquera à n’en pas douter son obligation de non-ingérence. De plus, en cas d’action en justice, ce dernier se verra très certainement opposer sa propre faute de négligence. Par conséquent, si Monsieur Roland dispose d’arguments de droit pour obtenir des dommages-intérêts, il nous semble exister en l’espèce un risque non négligeable d’exonération totale ou partielle de la banque. En cas de reconnaissance de la responsabilité de la banque en première instance, il conviendrait de faire appel en prenant appui sur les décisions de la cour d’appel de Paris.[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]